25 octobre 2018 – L’Agence Française Anti Corruption, le limier de la délinquance financière

Aujourd’hui, nous rencontrons M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence Française Anticorruption. Il s’agit d’un service à compétence nationale créé en 2016 et rattaché au ministère du Budget. Donc un très jeune service. Il répond à une mission de prévention et de détection des faits et risques de corruption, trafic d’influence, détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêts.

L’AFA exerce une mission de prévention et une mission de contrôle. Tout d’abord, en terme de prévention et d’assistance, son expertise peut-être sollicitée par les juridictions, les grandes entreprises, les administrations ou encore les collectivités. Ensuite dans le cadre de sa mission de contrôle préventif, ses services vérifient la qualité et l’efficacité des procédures mises en oeuvre pour lutter contre les atteintes à la probité et assurent l’exécution et le suivi des mesures judiciaires. En toute hypothèse, l’AFA intervient donc en amont par rapport aux services de répression de la délinquance financière dont nous avons auditionnés les directions.

Concrètement s’agissant du contrôle, le directeur de l’AFA a la possibilité de les déclencher. Si des infractions sont détectées, le dossier est signalé à la justice, qui décide alors des poursuites à engager. Les spécificités de la délinquance financière (aspect occulte, invisibilité des conséquences pour le public et rareté des plaintes de victimes) rendent les phases de prévention et de détection particulièrement importantes. Pourtant, les services de détection des faits de délinquance financière font face à un mouvement d’affaiblissement des moyens et subissent des baisses d’effectifs massifs.

“La section financière de la police régionale de marseille a perdu la moitié de ses effectifs entre 1980 et 2000”.

Cet exemple que me donne M. Duchaine est parfaitement représentatif d’un double phénomène, d’une part du manque d’attractivité des postes et d’autre part du désinvestissement dans la lutte contre la délinquance financière, au contraire de ce que fanfaronnent les gouvernements successifs. Ainsi ce sont les mêmes constats désormais familiers de cette commission d’enquête qui me sont répétés ! En effet, tout comme l’ont fait ses homologues lors des précédentes auditions, M. Duchaine me fait part du manque de moyens humains et financiers qui affecte son service, instituant un véritable cercle vicieux qui entrave la détection des infractions financières. La faiblesse des moyens ne permet d’effectuer qu’un faible nombre de contrôle, qui ne donnent lieu qu’à peu d’actions pénales.

Pour le directeur de l’AFA, le manque de moyens ne permets pas aux agents de travailler dans des conditions optimales. C’est une des raisons du manque d’attractivité de l’agence. Je partage parfaitement ce constat : des résultats ne peuvent être espérés et atteints par les agents que si l’Etat déploie des moyens à la hauteur des enjeux de cette politique publique. A cela s’ajoute l’appréhension générale qu’inspirent les dossiers mêlant puissance publique et politique, compte tenu du pouvoir des acteurs qu’ils impliquent. Et on peut le comprendre ! D’où l’importance d’assurer un véritable statut de ces agents de l’anti corruption sans pour autant qu’ils soient en roue-libre. Pour toutes ces raisons, le manque de moyens devient une caractéristique structurelle des services de détection de la délinquance financière.

“Il faudrait à l’AFA, 6 600 ans pour contrôler toutes les administrations avec les effectifs dont je dispose.”

Heureusement, l’AFA n’est pas le seul acteur de contrôle, mais dans de telles conditions, elle est loin de pouvoir assurer la prévention et de la détection des infractions financières, qui repose donc en grande partie sur le bon vouloir des entreprises. Mais dans la logique libérale, cette prise en charge par le secteur privé ne constitue même pas un échec du dispositif mis en place par le gouvernement précédent. En réalité, c’est le mode de fonctionnement “normal” d’un système qui repose sur le transfert des missions de services publics aux opérateurs privés, quitte à abandonner au passage ce qui fait l’essence même du service public : la poursuite d’un intérêt général [1].

En effet, alors que l’AFA n’a pas été dotée des moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission, la loi Sapin II, de 2016, a imposé à chaque entreprise une charte de protection collective, visant à prévenir les comportements frauduleux. Autrement dit, il revient désormais aux entreprises de se contrôler elles même, dans une logique complètement schizophrénique. Et à la fin, c’est de toute façon le client qui le paye.

Au risque de briser cette croyance libérale dans le comportement vertueux des acteurs économiques, je me permets tout de même de rappeler que la délinquance financière coûte chaque année plus de 80 milliards d’euros en France. Pour moi, il est donc indispensable que l’Etat assure pleinement sa mission de lutte contre la délinquance financière, plutôt que de maintenir un système ambivalent qui confie aux acteurs privés une partie de la détection et du signalement des infractions, dont ils sont potentiellement auteurs ou complices…

Mais encore faudrait-il pour cela que la lutte contre la délinquance financière ne se limite pas à une mise en scène dont la seule ambition est de permettre aux gouvernements successifs de se targuer d’interventionnisme. A ce propos, M. Duchaine est parfaitement lucide sur les véritables raisons qui motivent l’évolution des dispositifs : la création d’un service advient systématiquement à la suite d’un événement médiatique (je vous renvoie à la note précédente sur la genèse de l’OCLCIFF). Les outils de lutte contre la délinquance financière sont donc principalement pensés sous le prisme de la communication, au détriment de véritables améliorations opérationnelles et pour la plus grande joie de la masse des délinquants financiers.

Le plus beau cadeau accordé aux fraudeurs fiscaux par la loi Sapin II est sans doute l’introduction de la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP).

La CJIP est une procédure qui prévoit la possibilité pour le procureur de la République de passer avec une personne morale mise en cause pour des faits de corruption, fraude fiscale ou blanchiment de fraude fiscale, une convention entraînant l’abandon des poursuites sans déclaration de culpabilité, contre le versement d’une amende et/ou la mise en place d’un programme de mise en conformité confié à l’Agence française anti-corruption. En gros, vous êtes coupable sans qu’on le dise, et on va s’arranger pour vous pénaliser moins que prévu. Tout ça pour que l’argent rentre plus vite, puisqu’on évite un procès plus long : la lutte contre la délinquance financière dans le monde des “bisounours”…

Lorsque je l’interroge sur ce dispositif, M. Duchaine regrette l’aspiration exclusivement économique de cette procédure, au détriment de la dimension pénale. Je partage son point de vue, et j’irais même plus loin. En réalité, non seulement cette procédure dérogatoire sacrifie le principe d’égalité devant la loi et l’aspect dissuasif de la sanction pénale (perte de réputation, inscription au casier judiciaire, interdiction de candidater à des marchés publics, …), mais elle ne se justifie même pas d’un point de vue économique ! En effet, les sanctions financières qui figurent comme contrepartie à l’abandon des poursuites sont négociables, anticipables et souvent inférieures aux montants dûs lors d’une condamnation. Elles peuvent donc être largement mises en balances avec les bénéfices attendus de la fraude.

Mais alors comment comprendre ce type de procédure dérogatoire s’il ne présente aucun intérêt dans la lutte contre la délinquance financière ? Cela s’inscrit dans un processus de dépénalisation de la “délinquance en col blanc” [2]. Les crimes commis par des individus de statut social élevé, en rapport avec leurs activités économiques et professionnelles, sont traités comme s’ils n’en étaient pas, avec pour effet d’éliminer tous les stigmates faisant référence au crime. Tout cela sous couvert de l’argument court termiste de faire rentrer rapidement de l’argent dans les caisses de l’Etat.

A la lumière de ce phénomène social, on comprend mieux pourquoi la judiciarisation des infractions économiques demeure si marginale, en dépit de l’efficacité de l’action pénale en matière économique (en témoigne la récente condamnation de la banque Suisse UBS à une amende de 3,7 milliards d’euro [3], d’un montant quasiment deux fois plus important que ce dont il était question dans la CJIP en cours de négociation).

Cette complaisance à l’égard des grand délinquants financiers apparaît d’autant plus injuste, lorsqu’on la compare à la sévérité qui caractérise la répression des infractions financières des citoyens les plus précaires, comme les bénéficiaires de minimas sociaux. En effet, lorsqu’elle vise les transgressions de faible enjeu financier, relevant parfois de la simple erreur, l’administration met en avant la dimension morale de son action et privilégie la répression dans une perspective dissuasive. Cela se traduit par la sanction systématique, même quand l’élément intentionnel n’est pas avéré.

Lorsqu’il s’agit d’infractions beaucoup plus importantes, commises par des entreprises ou des contribuables fortunés, la lutte contre la fraude perd sa dimension morale et préfère la voie de la négociation, largement profitable au délinquant financier, non seulement d’un point de vue pénal, mais également d’un point de vue financier [4].


[1] Philippe BEZES Philippe, Christine MUSSELIN, « Chapitre 5 : Le new public management. Entre rationalisation et marchandisation ? », dans : Laurie Boussaguet, « Une French touch dans l’analyse des politiques publiques ? », Presses de Sciences Po, 2015, p. 125-152. https://www.cairn.info/une-french-touch-dans-l-analyse-des-politiques-pub–9782724616453-page-125.htm

[2] Thierry GODEFROY – La délinquance économique et financière serait-elle en voie de disparition ?, Revue Après-Demain, n°16, p.31-34 (2010) https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2010-4-page-31.htm

[3] Condamnation de la banque Suisse UBS à une amende de 3,7 milliards d’euro https://mobile.francetvinfo.fr/economie/fraude/fraude-fiscale-la-banque-suisse-ubs-est-condamnee-par-la-justice-francaise-a-une-amende-record-de-3-7-milliards-d-euros_3199115.html#

[4] Alexis SPIRE – Fraude fiscale, une régulation à deux vitesses, Revue Projet, n°341, p.23-30 (2014] https://www.cairn.info/revue-projet-2014-4-page-23.htm

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